Mohamed Salim Haouach est auteur, comédien et directeur artistique du collectif de théâtre molenbeekois Ras El Hanout. Tous les deux mois, il écrit sur la vie dans sa ville.
Je ne vais pas souvent chez le coiffeur. Mais si ma mère me le rappelle trop souvent, j’y vais. Il n’y a pas souvent des Bancontact chez les coiffeurs où je vais. Donc il faut aller au distributeur. Et dans le centre d’une commune de 100 000 habitant.es comme Molenbeek, il faut descendre dans la station de métro. Et pointer. Je descends les escalators (qui bizarrement, étaient en fonction) et j’entends deux hommes parler derrière moi, en français : « s’ils posent une question, tu dis que t’as été à l’école en néerlandais c’est pour ça ».
J’attends qu’ils arrivent à ma hauteur et dis à l’un d’entre eux « je vais passer derrière toi quand tu pointes, je dois juste sortir de l’argent ». Il me regarde, étonné, et me montre une carte que je pense être un abonnement, en me disant que non, je ne peux pas passer derrière lui. Mon œil voit une flamme bleue sur sa carte, mais mon cerveau ne percute pas. Je me dis qu’il n’y a plus de Front National en Belgique, et lui dit « m’enfin je veux juste sortir de l’argent au Bancontact ».
Il ne veut vraiment pas me laisser passer et insiste en me montrant sa carte où je lis les chiffres 5340, que j’ai déjà vus quelque part, … sur une voiture… de police. C’est la zone de Bruxelles-Ouest. Le franc tombe. Mais pas complètement car je continue à argumenter que je ne vais pas prendre le métro car je veux juste aller chez le coiffeur. L’homme refuse toujours et devient plus ferme. Le franc est bien tombé là. Je la ferme pour éviter de finir dans un endroit moins confortable qu’un siège de métro ou de coiffeur. Une fois que les policiers en civil sont passés de l’autre côté, je dis « C’est pas grave, j’attendrai quelqu’un d’autre ».
‘Qui de nous deux était le plus en danger ? Une femme blanche dans une grosse voiture ou un homme arabe sur un vélo ?’
MOHAMED SALIM HAOUACH
Je me demande comment j’ai fait pour ne pas voir ce qui était devant mes yeux. Je m’attendais à voir une carte mobib donc je n’ai pas vu la carte de police.
Elles sont restées figées
Je roulais à vélo à Schaerbeek par un jour bien pluvieux, et déjà engagé dans un carrefour, je vois arriver à vive allure un SUV beige, me coupant la route et obligeant nos six roues à freiner brusquement. J’ai alors fait un signe de la main à la conductrice pour marquer un « M’allez » muet. Elle est restée figée.
Cela m’a rappelé un accident de voiture quand j’étais petit, allant jouer au football à Strombeek, au lieu du Sippelberg à Molenbeek où on avait fini par comprendre que les sélections ne dépendaient pas que des performances sur le terrain mais aussi des bacs de bière déposés à l’entraîneur sur le bord du terrain. Une voiture m’avait percuté alors que je traversais la rue derrière le bus. J’avais valsé sur le capot et mon visage avait râpé le sol laissant ma joue ensanglantée. Alors que des passants étaient immédiatement venus m’aider à me relever et à appeler les secours, je me souviens regarder la femme qui m’avait renversé et ne pas comprendre pourquoi elle était restée dans sa voiture. On m’a dit qu’elle était choquée. De m’avoir renversé.
La conductrice à Schaerbeek s’était peut-être sentie agressée de mon geste muet. Elle a peut-être vu en moi un énième homme qui porte un jugement sur sa conduite. Un homme… arabe. Un voleur ou un voileur ?
Nos expériences respectives de situations oppressantes ont pu légitimement nous amener à penser que c’en était encore une. Je me suis aussi demandé qui de nous deux était le plus en danger dans cette situation : une femme blanche dans une grosse voiture ou un homme arabe sur un vélo ?
Cela m’a rassuré de me dire que je ne suis peut-être pas le seul à ne pas voir ce qui est devant mes yeux.